CHAPITRE V - La migraine de Claude

 

 

L'homme se releva de mauvaise grâce. Ses boucles d'oreilles brillaient à la clarté de la lampe électrique.

« Je suis venu chercher Pompon, expliqua-t-il. C'est mon cheval.

— On vous a dit qu'il n'était pas en état de faire un long trajet, répliqua François. Voulez-vous donc qu'il reste à jamais boiteux? Vous devriez connaître assez bien les chevaux pour savoir s'ils peuvent travailler ou non.

— J'ai des ordres, dit l'homme. Il faut que je parte avec les autres.

— Des ordres de qui? demanda Michel d'un ton de dédain.

— De Ludovic, répondit le gitan. C'est notre chef. Demain nous nous mettons tous en route.

— Pourquoi? demanda François étonné. Qu'y a-t-il de si urgent? Qu'est-ce que cela signifie?

— Absolument rien, répliqua Castelli. Nous regagnons la Lande, voilà tout.

— Qu'allez-vous faire là-bas? interrogea Mick avec curiosité. Drôle d'endroit pour y conduire des roulottes. D'après ce que j'ai entendu dire, c'est un vrai désert. »

L’homme haussa les épaules sans répondre et se tourna vers Pompon pour le faire lever. Mais François intervint aussitôt.

« Laissez ce cheval tranquille! Ça vous est peut- être égal qu'il demeure infirme, mais moi je m'y oppose. Patientez un jour ou deux et il sera tout à fait guéri. En tout cas, vous ne l'emmènerez pas cette nuit. Michel, va réveiller M. Girard et dis-lui ce qui se passe.

— Non! protesta Castelli en réprimant sa fureur. Ne réveillez personne. Je m'en vais. Mais rende/ Pompon à Mario demain au plus tard, sans cela vous vous en repentirez. C'est compris? »

II foudroya François du regard.

« Les menaces sont inutiles, dit le jeune garçon. Je nuis content que vous reveniez à la raison. Filez maintenant. Partez avec les autres et je veillerai à ce que votre fils ait le cheval le plus tôt possible. »

Le gitan se dirigea vers la porte et disparut comme une ombre. François le suivit jusqu'à l'extrémité de la cour; il se demandait si, par dépit, le père de Mario ne volerait pas une poule ou un des canards qui dormaient près de la mare. Mais les volatiles ne manifestèrent aucun émoi. L'homme était parti aussi silencieusement qu'il était venu.

« Drôle de visite », dit François en refermant la porte. Il entoura le loquet d'une ficelle dont il attacha l'autre bout à son poignet. « Là! maintenant s'il essaie d'entrer, je serai tout de suite averti. Quel toupet de s'introduire au beau milieu de la nuit! »

Il s'enfonça de nouveau dans la paille.

« Il a sans doute trébuché sur mon pied, dit-il. C'est ce qui m'a éveillé en sursaut. Pompon a de la chance que nous couchions là cette nuit, sinon cette pauvre bête traînerait demain une lourde roulotte et sa jambe ne se guérirait plus. Ce type-là est tout à fait antipathique. »

Il se rendormit et Michel en fit autant. Pompon dormait aussi dans sa stalle. Cette première journée de repos lui avait fait le plus grand bien.

Le lendemain matin, les garçons relatèrent à M. Girard la visite nocturne qu'ils avaient reçue.

« Cela ne m'étonne pas, j'aurais dû vous avertir, dit le fermier. Les bohémiens sont souvent très durs pour leurs chevaux. Je suis content que vous l'ayez mis à la porte. Pompon ne pourra pas être attelé avant après-demain. Quelques jours de répit ne feront pas de mal à cette pauvre bête, puis Mario rejoindra les siens. »

Le temps était splendide. Quand ils auraient terminé les menues besognes dont on les avait chargés, les quatre enfants partiraient en promenade avec Dagobert. Le fermier avait promis à François de lui prêter son propre cheval. Michel prendrait un vigoureux bai brun. Les filles auraient leurs montures habituelles. Paule rôdait dans la cour et son air mélancolique affligea les garçons.

« Nous devrions rentrer, dit Michel à François. Ce n'est pas très gentil de la laisser avec les gosses.

— Oui, je sais. Je suis de ton avis, approuva François. Annie, viens ici! Ne pourrais-tu pas persuader Claude qu'il faut que nous emmenions Paule? Elle meurt d'envie de venir.

— C'est vrai, dit Annie. J'ai pitié d'elle. Mais Claude n'acceptera pas. Toutes les deux se détestent cordialement. Vous verrez que si nous faisons cette proposition à Claude, ce sera tout un drame.

— C'est trop bête! s'écria François. Voilà que nous avons peur de Claude maintenant et que nous n'osons pas lui parler carrément. Il faut qu'elle se montre raisonnable. J'ai beaucoup de sympathie pour Paule: elle est vaniteuse et je ne crois pas la moitié de ses histoires, mais c'est une chic fille. Hé! là-bas! Paule!

— Me voici, répondit Paule qui arriva en courant.

— Tu aimerais venir avec nous? demanda François. Nous partons pour la journée. Tu es libre?

— Bien sur, dit gaiement Paule. Mais… est-ce que Claude est au courant?

— Je vais la prévenir », déclara François, et il se mit à la recherche de Claude. Elle aidait Mme Girard à préparer les provisions pour le pique-nique.

« Claude, dit hardiment François, Paule vient avec nous. Est-ce qu'il y aura assez à manger pour tout le monde?

—C'est très gentil de l'inviter, dit Mme Girard. Elle avait tellement envie de vous suivre. Elle est travailleuse, complaisante et mérite bien une récompense. N'est-ce pas, Claude? »

Claude devint écarlate, grommela quelques mots inintelligibles et sortit. François la suivit des yeux d'un air perplexe.

 « Claude ne paraît pas contente, elle va bouder toute la journée, madame Girard.

— C'est un petit accès de mauvaise humeur, cela passera », dit Mme Girard qui remplissait un sac de sandwiches appétissants. « Vous ne mourrez pas de faim aujourd'hui, j'en suis sûre.

— Et nous, il nous restera quelque chose à manger? demanda Pierre qui entrait dans la cuisine.

— Vous verrez cela à midi, Pierre, répondit Mme Girard. Appelez Claude pour qu'elle mette les paquets dans les sacoches. »

Pierre disparut et revint au bout de quelques minutes.

« Claude dit qu'elle a la migraine et qu'elle ne sortira pas aujourd'hui », annonça-t-il.

François resta déconcerté.

« Ecoutez-moi, François, dit Mme Girard, faites semblant de croire à son mal de tête et partez. Pour qu'elle vous suive, ne renoncez pas à prendre Paule. Claude sera punie de son caprice et ne recommencera pas.

— Vous avez raison », dit François les sourcils froncés. Claude se conduisait comme une petite fille après toutes les aventures qu'ils avaient vécues ensemble. Simplement à cause de Paule. C'était absurde!

— Où est-elle? demanda-t-il à Pierre.

— Dans sa chambre », répondit le petit garçon qui savourait un sandwich oublié.

François sortit dans la cour et leva la tête vers la fenêtre de sa cousine.

« Claude! appela-t-il. Je suis désolé que tu aies la migraine, ma vieille. Vraiment tu ne peux pas venir?

— Non ! » répondit Claude, et elle ferma brusquement les vitres.

« C’est dommage! cria François. J'espère que tu seras bientôt mieux. A ce soir! »

Il ne reçut pas de réponse, mais tandis qu'il s'éloignait, un visage stupéfait le guettait derrière les rideaux. Claude s'étonnait et s'indignait d'être abandonnée ainsi. C'était la faute de cette horrible Paule.

François annonça aux autres que Claude avait la migraine et ne pouvait pas les suivre. Chagrinée et inquiète, Annie voulut rester auprès d'elle. François le lui interdit.

« Non. Elle est dans sa chambre. Laisse-la tranquille, Annie; c'est un ordre formel que je te donne.

— Bon », dit Annie, qui n'aurait pas renoncé sans regret à l'excursion projetée. Elle savait que la migraine de Claude n'était qu'un prétexte et cachait un accès de mauvaise humeur. Paule le devinait aussi et elle était devenue très rouge.

« C'est à cause de moi que Claude ne veut pas venir, déclara-t-elle. Je ne tiens pas à gâcher votre journée. Allez lui dire que je reste à la ferme. »

François la regarda avec reconnaissance.

« C'est très chic de ta part, dit-il. Mais nous prendrons Claude au mot. D'ailleurs nous ne t'avons pas invitée par politesse; nous sommes contents de t'avoir avec nous.

— Merci, dit Paule. Alors partons vite. Tout est prêt. »

Quelques minutes plus tard, ils s'éloignaient au petit trot. Le bruit des sabots des chevaux attira Claude à la fenêtre. Ils partaient! Ils la laissaient seule! Elle n'aurait jamais cru que c'était possible et elle fondit en larmes.

« Pourquoi ai-je fait ces histoires? Je me suis mise dans mon tort, pensa la pauvre Claude. Paulette passera toute la journée avec eux et elle s'efforcera de gagner leur amitié. Idiote que je suis! Idiote que je suis! Dagobert, je suis une nigaude, une sotte, une idiote, n'est-ce pas? »

Ce n'était pas l'avis de Dagobert. Il se demandait pourquoi les autres étaient partis sans Claude et sans lui, et il grattait la porte avec ses pattes. Mais il vint poser la tête sur les genoux de Claude. Il Voyait qu'elle était malheureuse et la plaignait de tout son cœur.

« Toi, tu ne me juges pas, dit Claude en le caressant. Tu m'aimes et pour toi tout ce que je fais est bien. Tu te trompes aujourd'hui, Dago. Je me suis montrée stupide. »

On frappa à la porte. C'était de nouveau Pierre.

« Claude, Mme Girard te conseille de te coucher si tu as très mal à la tète. Si tu vas mieux, viens aider à soigner Pompon, le cheval du gitan.

— Je descends, répliqua Claude guérie de sa bouderie. Dis à M. Girard que je le rejoins dans cinq minutes.

— Entendu », dit Pierre, et il alla rendre compte de sa mission.

Dagobert sur ses talons, Claude quitta sa chambre. Elle s'approcha du portail pour scruter du regard la route déserte. Où étaient-ils, ses cousins? Passeraient-ils une bonne journée avec cette horrible Paulette?

Les quatre excursionnistes avaient déjà parcouru deux kilomètres. De longues heures de liberté s'étendaient devant eux et la Lande du Mystère avait tout l'attrait de l'inconnu.